Ce qui fait battre nos cœurs - 6 questions à Florence Hinckel
Vous imaginez qu’en 2030, on saura recréer artificiellement tous nos organes, à l’exception du cerveau. Est-ce de la science-fiction ?
J’ai choisi une date proche de nous parce qu’on n’en est vraiment pas loin. Il existe déjà de nombreux organes artificiels : implants rétiniens, reins, trachée, vessie, pancréas, coeur, et les chercheurs sont optimistes concernant le foie et les poumons. Seul le cerveau semble beaucoup trop complexe pour être recréé. Le coeur artificiel que je décris, dans le corps de deux de mes personnages, est le coeur utilisé actuellement. En faisant mes recherches, j’ai été impressionnée par la vitesse à laquelle cet organe artificiel a évolué en quelques années. J’ai aussi été frappée par la place grandissante des Intelligences Artificielles dans la médecine actuelle. Opérations assistées, suivi des patients à distance, prothèses intelligentes, etc. Ce sont des IA dites « faibles » uniquement conçues pour aider les humains dans leurs tâches, et qui ne pourront ni nous remplacer ni nous surpasser, néanmoins cela pose la question de notre dépendance aux machines.
Ce sont d’énormes progrès, et pourtant dans votre histoire cela crée toujours plus d’injustice. En quoi Esteban, Leila et Noah sont-ils emblématiques de cette société à deux vitesses ?
Le progrès médical et technologique se démocratise plus ou moins vite, parfois pas du tout. Là encore, il suffit d’observer ce qui se passe aujourd’hui : même si notre système de sécurité sociale est plus au point que dans d’autres pays, tout le monde ne peut pas s’offrir des soins de bonne qualité, ni la dernière prothèse high-tech. Esteban fait partie des plus défavorisés, mais c’est surtout un coeur de qualité qu’il manque à sa petite soeur. Leila est appelée « la fille artificielle », car presque tous ses organes vitaux ont dû être remplacés, à cause d’une maladie dégénérative. Pour financer ses opérations et bénéficier d’organes de qualité supérieure, sa mère passe sa vie à rechercher des sponsors. Elle le peut grâce à son aisance financière de départ. Quant à Noah, il est le fils du président de la société Organic, qui commercialise les organes et les prothèses artificielles… et qui en tire profit. Les tensions entre eux trois seront inévitables !
Dans votre roman, il y a aussi Maria, qui est « augmentée ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Je ne pouvais pas parler de l’évolution des organes vitaux artificiels sans évoquer celle des prothèses, dont les plus perfectionnées embarquent des IA pour s’auto-améliorer. Les avancées médicales et technologiques ne sont pas déconnectées les unes des autres, et ce progrès global modifie le corps humain en profondeur. Je me suis beaucoup inspirée de Hugh Herr, ce biophysicien amputé des deux jambes qui a inventé et conçu ses propres prothèses bioniques. Mais aussi de David Aguilar, un étudiant de 18 ans qui a construit sa prothèse de bras entièrement en Lego Technic ! Maria a fait comme eux, ni plus ni moins. À force d’améliorer sans cesse son bras artificiel, elle l’a rendu beaucoup plus puissant qu’un bras ordinaire. À partir du moment où une amélioration apportée au corps humain le rend plus performant que ce qu’il était auparavant, on parle d’augmentation, qu’elle soit physique ou cognitive.
Durant la cavale, vos héros sortent le moins possible de la voiture car ils savent qu’ils seront arrêtés au premier faux pas. Le sentiment d’urgence est palpable. Etait-ce un défi narratif ?
Je souhaitais en même temps faire évoluer les relations entre mes quatre personnages, révéler les tensions dues à leurs spécificités, montrer l’impact qu’avait cette cavale sur le monde extérieur, en dérouler les polémiques, et maintenir ce fameux sentiment d’urgence et d’angoisse. Politique, éthique, psychologie, action, suspense… Oui, c’était un sacré défi narratif !
Qu’est-ce qui va finalement se nouer entre vos personnages, mais aussi entre eux et le monde extérieur ?
Mes quatre héros et héroïnes vont se trouver un point commun : ils se sentent tous rejetés par la société. Une société de plus en plus complexe, tiraillée par ses propres contradictions, et de plus en plus excluante... Dans le même temps, la popularité de la cavale enfle au fil des heures car le grand public se reconnaît dans ce rejet de l’inégale répartition des richesses et des soins, symptôme d’un manque éthique flagrant. Les puissants de ce monde ont jusqu’ici beaucoup compté sur l’apathie d’une population qu’on gave de divertissements sous forme d’hyperconnexion gratuite. Et ils sont allés très loin dans l’indécence. Plusieurs mouvements sociaux et écologiques récents prouvent au contraire que l’esprit critique des populations n’est pas anesthésié. Les réseaux sociaux peuvent servir de rassemblement et de caisse de résonance. Notre capacité de révolte est bel et bien intacte, surtout celle des jeunes à qui on laisse ce monde-là. Mes personnages, à l’instar d’une Greta Thunberg, osent dire stop.
Sans dévoiler la fin du roman, très spectaculaire, y a-t-il une transformation ultime au-delà de laquelle l’être humain cesse d’être humain ?
C’est LA grande question du roman. À un moment, je joue avec le double sens de « sans coeur ». L’inhumanité peut prendre tellement de formes différentes ! Cette question me travaille depuis longtemps. J’ai déjà essayé d’y répondre dans Théa pour l’éternité, dans #Bleue, mais aussi dans Traces : est-on encore humain si on ne vieillit plus ? Si on ne souffre plus ? Si on laisse des logiciels décider de nos destins ? Il me restait un aspect du transhumanisme à traiter, autour de la volonté d’éradiquer la maladie et le handicap : et si la matière du corps humain était de plus en plus colonisée par les machines ? Dans cette optique, je me suis d’abord demandé : jusqu’où peut-on aller pour réparer l’être humain ? J’ai été bouleversée par le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. La citation complète est « enterrer les morts, et réparer les vivants », extraite du Platonov de Tchekhov. Citation pleine de sagesse, qui me fait penser au « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier. Mais si on ne greffe plus que des organes artificiels, on rompt ce lien qui existe entre la vie et la mort. Sans compter que la tentation sera toujours grande d’augmenter au lieu de se contenter de réparer.
Des êtres humains toujours plus nombreux, forts et résistants, qui auront de moins en moins peur des accidents et de la mort, seront-ils toujours des êtres humains ? D’un autre côté, il serait inhumain de ne pas tout faire pour sauver une vie, avec les moyens dont on dispose aujourd’hui. On voit qu’il est impossible d’apporter une réponse simple à ce questionnement, voire impossible d’y apporter une réponse. Comme dans mes autres romans d’anticipation, j’imagine le pire, pour stimuler notre réflexion sur ce sujet complexe. Il me semble néanmoins que la transformation ultime qui nous fera basculer sera celle qui nous rendra immortels. C’est notre mortalité, et cette peur de la mort si spécifique à notre espèce, qui fait de nous des êtres humains.
Après une licence de programmation analytique, Florence Hinckel devient professeuse des écoles, avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Elle aime explorer tous les genres, avec une affection particulière pour le roman d’anticipation. Sa formation initiale lui permet de nourrir une réflexion critique sur l’Intelligence Artificielle, les réseaux sociaux, le transhumanisme… Chez Syros, elle est l’autrice de Théa pour l’éternité, #Bleue, Traces et Mémoire en mi. Elle est l’une des quatre auteurs à l’origine du phénomène U4 publié chez Nathan et Syros, avec U4.Yannis (2015) et U4.Contagion (2016).
Son site : http://florencehinckel.com/
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